De la politique considérée comme un art de mentir (4)

Le marquis de Carabas reçoit du roi de nouveaux habits. Illustration de Walter Crane.

H. Le dupeur dupé, ou « l’autosuggestion interne »

Toute société humaine court de grands dangers lorsque la vérité sur les faits est submergée par ce qu’on a pris l’habitude d’appeler des “faits alternatifs” (ce qui me paraît être un euphémisme), ou infox (plus connues sous le vocable fake news en anglais). Les premiers à être menacés de ce danger sont, paradoxalement, les fabricants de ces vérités alternatives, mais aussi celui qui est abreuvé de ces fausses informations, à savoir le chef d’État, ce qui ne manque pas de piquant (on verra que les journalistes en sont aussi des victimes).

« Si bizarre que cela paraisse, le Président des États-Unis est la seule personne qui soit susceptible d’être la victime idéale d’une intoxication totale. » (p. 19). Cette remarque que fait HA à propos de la vulnérabilité du chef d’État face à la falsification dans laquelle il baigne vient confirmer ce que je viens de dire. Plus que d’autres, parce qu’il est seul, parce que son entourage lui fait croire que la réalité est celle que celui-ci décrit, il peut être totalement berné. Cela accompagne et aggrave l’autosuggestion. HA ne dit là rien de bien nouveau. Jean Norton Cru note : « C’est la règle dans l’armée de tromper les chefs par crainte de leur déplaire. Napoléon, le plus craint de tous, fut aussi le plus trompé. » (Du témoignage, Éd. Allia, 1997, version abrégée de Témoins, 1929, p. 38).

HA invoque une « autosuggestion interne » (p. 52 – l’expression est d’Ellsberg) pour expliquer l’aveuglement de cette élite. Nous avons vu que les manipulateurs finirent par croire à la manipulation qu’ils fabriquaient, parce que ces « spécialistes de la solution des problèmes » vivaient en dehors de la réalité (p. 53). HA parle d’un « dupeur qui se dupe lui-même » et « d’objectifs (…) devenus exclusivement psychologiques« (p. 54). C’est ce qu’on appelle de nos jours des « psyops » sur l’Internet, opérations psychologiques en français.

Mais cela n’est pas nouveau. Il suffit de changer les mots, et parler de « récit » à la place des « opérations psychologiques. » Louis Marin est un des meilleurs analystes de ce qu’il appelle le piège du récit : « Cette puissante assurance du récit quant à son pouvoir de vérité, cette immédiate habilitation de l’histoire à tenir le discours du réel a provoqué un soupçon, le soupçon que le récit est aussi un piège et d’autant plus efficace qu’il n’apparaît point tel. (…) Qui est le piégeur ? Le narrateur dissimulé dont le récit dénie la présence. Et le piégé ? Le lecteur qui croit entendre le récit des événements eux-mêmes à la faveur de cette absence. » (Le récit est un piège, Éd. de Minuit, 1978, p. 8). C’est cet auteur (ainsi que Machiavel et Rosset, qui le cite, et par qui je l’ai connu), qui m’a permis de ne pas me laisser prendre au « jeu » d’HA (parce qu’elle croit à l’existence réelle et efficiente du pouvoir). Marin écrit à la fin de son livre (en parlant du Premier discours sur la condition des grands de Pascal : un homme jeté sur une île par la tempête tombe sur un peuple qui a perdu son roi, qu’il va remplacer derechef) : « Le pouvoir s’exerce alors, mais il n’existe pas. Il est le produit imaginaire d’une double postulation, d’une double croyance. (…) Le piégé est le piégeur, et le piégeur piégé. (…) Le pouvoir comme piège, cela veut dire que le pouvoir n’existe pas et qu’il est une donnée, un factum originaire, je dis bien donnée, factum. (…) Le piège du pouvoir n’est monté par personne ; naufragé et naufrageurs ne la construisent pas. L’un et les autres le trouvent donné là. (…) piège par simulacre bien différent de la série des coups de Maître Chat construisant Carabas et son marquisat par la force des actes de langage grâce auxquels le titre, le domaine et le château sont à la fin sans nul mensonge, sans tromperie ni usurpation, légitimes, vrais, justes. » (ibid. pp. 142-143 ; je souligne)

Je termine sur ce point avec Clément Rosset, mon maître et ami, qui dit à propos du pouvoir en s’appuyant sur la thèse de Louis Marin, « qu’il n’est de pouvoir que par l’entremise d’un récit« . (Remarque sur le pouvoir, in Le philosophe et les sortilèges, Éditions de Minuit, 1985, pp. 21). Il ajoute : « Le pouvoir du roi consiste ainsi en sa représentation, et en elle seule : la représentation du pouvoir est le pouvoir lui-même. » (ibid. p. 24). Rosset conclut : « Le pouvoir consiste ainsi en la représentation d’un objet non représentable. » (ibid. p. 26 ; souligné par l’auteur). Cette brève analyse peut suffire pour convaincre quiconque de ne jamais se mêler de politique, et encore moins d’oeuvrer à la conquête de pouvoir. Je distingue les deux pour être correctement compris (des anarchistes surtout), mais je ne crois pas que la politique puisse être distinguée de la conquête du pouvoir, ce qui fait des anarchistes, à leur insu, des êtres moraux et donc apolitiques.

HA écrit (p. 55) : « Les spécialistes de la solution des problèmes n’appréciaient pas, ils calculaient. » (c’est HA qui souligne). Ils ne se servaient pas de leur intelligence pour juger avec acribie (mot issu du grec, qui signifie faire preuve d’un grand souci de précision) ce qui se passait, pour évaluer avec justesse les effets positifs ou négatifs de leurs choix et décisions. Ils préféraient calculer en pourcentage (ce qui est rassurant et donne toujours une apparence de sérieux mathématique) les chances de réussite de ces choix et décisions.

Ces esprits se croyant supérieurs, « s’étaient fiés aux facultés calculatrices de la pensée au détriment de l’aptitude de l’esprit à profiter des enseignements de l’expérience » (p. 58), ce qui est un comble au pays du pragmatisme de Peirce que de se détourner de l’expérience réelle et lui préférer les désirs, le fantasme de toute puissance (travers fréquent de la pensée) et les croyances qui parasitent la faculté de réflexion, d’analyse et d’examen de ce qui été expérimenté dans la réalité.

Ils devinrent « incapables d’apprécier la réalité en elle-même » (p. 59), oubliant que la théorie ne précède pas la pratique mais la suit, y compris en sciences. Karl Popper peut dire que l’observation est précédée en dernière analyse d’une attente de l’esprit, Copernic n’en a pas moins commencé par voir le soleil se lever et se coucher avant de penser à construire un système appelé plus tard copernicien.

Revenons au texte. Ces « spécialistes des solutions des problèmes » (p. 24) se sont débarrassés de la réalité, en se détournant des faits (thème de l’autre article d’HA, d’où les redites qu’on trouve dans mon propos) qu’ils jugeaient désagréables, pouvant nuire à la guerre menée au Vietnam… et indignes de leurs théories. Cette simplification, cette relégation du réel fut accomplie sous la forme d’auto-persuasion : le Vietnam est un « petite nation arriérée » (p. 48) ; il faut « éviter le jeu de la théorie des dominos » (si uns pays tombe sous la tutelle du communisme, tous tomberont), « contenir la Chine » (p. 26 ; idée toujours d’actualité…), « éviter une défaite humiliante« , « montrer au monde jusqu’où les États-Unis peuvent aller pour soutenir un ami » (p. 27). La bataille n’avait plus pour enjeu la réalité sur le terrain (gagner la guerre), mais « convaincre l’ennemi qu’il ne pourrait jamais parvenir à vaincre« , contrôler l’opinion publique. Il fallait les convaincre du bienfait des sacrifices « consentis » (librement ?) par le peuple américain, leur faire accepter l’usage de « moyens excessifs pour un objectif mineur » (p. 43).

Comme exemples d’objectifs favorisant une « abstraction du réel », HA évoque les objectifs américains (p. 28) qui étaient répartis de la façon suivante : à 70 % éviter la défaite, à 20 % préserver le territoire du Vietnam du sud, et 10 % aider les vietnamiens du sud à vivre mieux. Rien de cela n’était en contact avec la réalité du moment, ni avec des objectifs clairement définis. Premier écueil : si on ne définit pas avec exactitude ce qu’on veut, on ne l’obtiendra sûrement pas. Second écueil : ces propos détachés du réel conduisirent à une sous-estimation de l’ennemi réel. Rien n’est plus grave lors d’un conflit armé, que la sous-estimation.

Je vais faire un détour par la guerre russo-ukrainienne qui a débuté en 2014… ou en 2022 par l’invasion massive de l’Ukraine par l’armée russe. On notera que le fait appelé « début » d’une guerre est lui-même sujet à débat. Cela rappelle la thèse de l’historien François Furet au sujet de la Révolution américaine, qui commence en 1775 pour prendre fin en 1783 (officiellement) et que Furet fait durer jusqu’à la fin de la guerre dite de Sécession (les américains disent Civil war) en 1865 (du fait de l’esclavage). Il y a aussi l’exemple d’Ernst Nolte, qui développa la thèse d’une « Guerre civile européenne » qui dura de 1914 à 1945. Comme on peut le voir, les faits eux-mêmes sont difficiles à définir avec exactitude.

Ce que j’ai dit de la sous-estimation de l’ennemi fait penser à des médias français, qui, dans une unanimité qui laisse supposer qu’ils s’informaient à une même source, prédisaient une pénurie prochaine de missiles du côté russe.

On a ainsi pu lire dans le journal Libération (mars 2022) : « Guerre en Ukraine : «A ce rythme, les Russes n’ont plus de missiles dans trois semaines » ; dans le journal Les Échos (octobre 2022) : « Guerre en Ukraine : la Russie a perdu une grande partie de ses armes lourdes » ; le même mois, sur le site de la chaîne de télévision France 24 : « Derrière les bombardements en Ukraine, des stocks de missiles russes qui s’amenuisent » ; dans le journal Le Monde (novembre 2022) : « Comment les stocks d’armes et de munitions de la Russie ont été sévèrement entamés par des attaques ciblées ukrainiennes« . En juillet 2023, les missiles continuent de pleuvoir sur l’Ukraine. Où est la vérité ? la falsification ? la réalité ? Et je ne parle pas de la vérification des sources, qui devrait être le souci majeur d’un journaliste. Puisque je parle ici d’actualité, et que je sors du domaine de la philosophie, je précise que, soucieux de ne pas m’aventurer dans les conflits d’opinions à propos de cette guerre, je n’en ai pas la concernant (qui ait la moindre pertinence ici). Je pense comme Wittgenstein : « Le philosophe n’est pas citoyen d’une paroisse de la pensée. C’est ce qui fait de lui un philosophe. » (Fiches, Gallimard, 1971, § 455, p. 120). Ce qui favorise cette attitude, c’est aussi que l’indignation n’est pas mon fort.

Cette extension de la manipulation aux journaux est loin d’être nouvelle. George Orwell, l’auteur de la dystopie 1984, écrivait dès 1942 : « Je sais qu’il est aujourd’hui à la mode d’affirmer que la plus grande partie de l’histoire n’est de toute façon qu’un tissu de mensonges. Je suis prêt à croire que l’histoire est la plupart du temps inexacte et déformée, mais ce qui est particulier à notre temps, c’est que l’on renonce à l’idée même que l’histoire pourrait être écrite de façon véridique. » (Réflexions sur la guerre d’Espagne, in Essais, articles, lettres, volume II, éd. Ivrea, 1996, p. 324 ; Orwell souligne). On découvre que ce dont s’émeuvent journalistes et certains philosophes (« attention, nous entrons dans la post-vérité ! ») existait déjà en 1942. Il n’y a peut-être de « post-vérité » que dans la pensée de Michel Foucault et de ceux qui l’ont suivi, à propos des rapports entre vérité et connaissance. Cette thèse est contestable pout Jacques Bouveresse (Nietzsche contre Foucault, sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Éd. Agone, 2016), qui montre que Foucault a, ou mal compris Nietzsche, ou l’a détourné à son profit afin d’en faire un prédécesseur de l’idée que la vérité n’existait pas. Foucault écrit : « s’il est vrai qu’elle (la vérité) est postérieure à la connaissance, si elle survient à partir de la connaissance et comme violence, elle est violence faite à la connaissance. Elle est une connaissance déformée, torturée, dominée, Elle est une fausse connaissance. Par rapport à la vraie connaissance, elle est un système d’erreurs. » (Leçons sur la volonté de savoir, 1970-1971, éd. Gallimard, 2011, cité par Bouveresse). La vérité serait donc une « violence », une « fausse connaissance », un « système d’erreurs ». Foucault aurait pu dire que les Pentagon Papers représentent la « vérité », du moins telle qu’il la conçoit. À sa suite – car c’était dans l’air du temps des années 1970 – Roland Barthes écrivit : « La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste. » Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire au Collège de France, janvier 1977). Comme c’est avec le langage que nous produisons des vérités, la french theory américaine (gender studies, cultural studies, jusqu’à ces dérivés du wokisme et de la cancel culture…) s’est engouffrée dans la brèche pour mettre en question, voire désavouer la quête de la vérité, qui dissimulerait la volonté de perpétuer la domination (blanche, de préférence). Myriam Revault d’Allonnes conteste le point de vue de Bouveresse, sans le nommer, dans La faiblesse du vrai.

I. La « persévérance dans la croyance »

Chacun de nous porte en lui diverses croyances, qui lui permettent de vivre, de juger solides l’ensemble de ses représentations, leur cohérence, sa propre individualité. Et chacun a besoin de tenir pour vraies ces croyances, donc de « croire qu’il sait que ceci est vrai« . À ce sujet, Wittgenstein note : « En effet, « Je sais » semble décrire un état de faits qui garantit comme fait ce qui est su. On est toujours oublieux de l’expression : « Je croyais que je le savais« . » (De la certitude, Gallimard, 1965, §12 ; je souligne). Descartes dit qu’il y a de différence entre croire et savoir qu’on croit. Si cette différence existait, si du moins elle était perçue, nous ferions tous la différence entre « je crois que je sais » et « je sais que je crois ». C’est peut-être ce qui a poussé Sartre à écrire ces choses plutôt biscornues : « Croire, c’est savoir qu’on croit, et savoir qu’on croit, c’est ne plus croire. Ainsi croire c’est ne plus croire. (…) Toute croyance n’est pas assez croyance, on ne croit jamais à ce qu’on croit. » Il en conclut qu’une croyance de bonne foi est impossible, que « l’idéal de sincérité » est une « tâche impossible à atteindre », qu’elle est « un phénomène de mauvaise foi » (tout cela se trouve dans L’être et le néant, 1943, fin de la première partie, La mauvaise foi, pp. 85-111. J’incline à penser que Sartre ne fait ici que décrire son propre état de conscience. Ce sont ses Carnets de le drôle de guerre qui me font penser cela : « Je crois devoir dire tout cela parce que je suis, je l’ai dit, atteint de moralisme. (…) La morale payait. Je n’ai jamais cru que la morale ne payât pas. (…) Je ne voulais pas seulement être un grand écrivain, ni seulement avoir une belle vie de grand homme. Je voulais être quelqu’un de « bien ». Je mériterais plus encore de cette vie si j’y vivais moralement ; et la biographie serait plus riche, plus émouvante encore, si cet homme qui avait tout connu et tout aimé passionnément, qui avait laissé des œuvres belles, avait été par-dessus le marché un homme « bien ». »  (Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, 1983)

Revenons à Wittgenstein, qui est plus incisif, et donne plus à penser de Sartre : on croyait qu’on savait, et il s’est avéré qu’on se trompait, que ce qu’on tenait pour vrai s’est révélé faux. J’illustrerai cela par la nouvelle de Maupassant, Monsieur Parent (Contes et nouvelles, Volume II, La Pléiade, 1979, p. 580). Dans la même journée, plusieurs faits sont révélés à un homme, à la manière de dominos tombant l’un après l’autre. Il apprend, primo, que sa femme le trompe, secundo, avec son meilleur ami, tertio, que son jeune fils est le fruit de cet adultère et pas le sien. Après de telles révélations (par lesquelles il perd son fils, sa femme, son ami), la vie cet homme n’a plus qu’à partir en lambeaux. D’où vient la douleur ressentie en voyant sa vie coupée deux (un avant et un après, comme l’histoire universelle selon les chrétiens) ? De ce « conservatisme spirituel » (autre formulation de la persévérance dans la croyance) que chacun entretient pour ne pas vivre dans une insécurité permanente. La propagande vient rarement frapper à la porte de notre esprit pour l’inviter à changer complètement de point de vue. C’est plutôt pour le conforter dans des croyances déjà présentes. Les autres esprits, minoritaires, porteurs de croyances opposée, sont trop récalcitrants et sont parfois appelés aujourd’hui complotistes). Ainsi, nombreux sont les esprits qui sont des victimes potentielles de la propagande qui en général ne fait qu’ajouter une croyance à un édifice déjà constitué de croyances convergentes.

Comme le souligne à maintes reprises Wittgenstein : « mes convictions forment un système, une construction. (…) Toute vérification de ce qu’on admet vrai, toute confirmation ou infirmation prennent déjà place à l’intérieur d’un système. » (De la certitude, Gallimard, TEL, 1976, pp. 50-51). C’est ce fait, insuffisamment analysé avant lui, qui explique pourquoi la propagande fonctionne si bien. Ce qu’elle affirme est accueilli aisément par un esprit où se tiennent déjà d’autres croyances qui ne sont pas contraires à ce que la propagande dit (car elles sont rares, les propagandes qui avancent des théories incompatibles avec ce que le public pense).

Si nous n’y prenons pas garde, nous pouvons donc devenir vulnérables aux mensonges et aux falsifications de la propagande par la nature même de notre esprit, qui est conservateur. L’aisance avec laquelle la propagande politique fait croire ce qu’elle veut ne vient pas seulement de sa propre habileté (qui est plus grande en démocratie que dans les régimes autoritaires et totalitaires), mais de la structure conservatrice de l’esprit. Je n’emploie pas le mot conservateur dans un sens seulement politique (bien qu’il puisse l’être, de toute évidence). Considérons cet exemple oxymorique : c’est souvent dans l’adolescence que l’anarchisme séduit, parce qu’on est plus ou moins en conflit avec ses parents, parce qu’on ne possède presque rien, parce que la naïveté accompagne notre conception de l’homme et de la vie : un jeune anarchiste fera tout pour le rester malgré les démentis que la vie pourra lui infliger ; en ce sens, du point de vue du fonctionnement de l’esprit, c’est un anarchiste conservateur. Si l’on passe à un américain moyen des années 1960, on comprend qu’il ait été enclin à croire ce que racontait le Pentagone, tant cela concordait avec la vision qu’il avait des USA.

J. De l’importance des médias, de leur liberté et de leur honnêteté

Se félicitant que le public ait pu enfin avoir accès aux dissimulations concernant la guerre du Vietnam, que le New York Times ait publié les documents du Pentagone livrés par Ellberg, HA en tire cette conclusion, qu’on peut juger optimiste aujourd’hui, et qui, cependant, repose sur un principe indiscutable : la publication des Pentagon Papers « témoigne de l’intégrité et des pouvoirs de la presse (…). La preuve est faite désormais de la justesse d’une opinion souvent défendue : une presse libre et non corrompue a une mission d’une importance considérable à remplir qui lui permet à juste titre de revendiquer le nom de quatrième pouvoir. » (pp. 65-66). HA conclut : « cette liberté politique particulièrement essentielle : le droit à une information véridique et non manipulée, sans quoi la liberté d’opinion n’est plus qu’une cruelle mystification. » (ibidem; je souligne).

Je ne crois pas qu’on puisse accuser les journaux français cités d’être de mauvaise foi (pas au sens de Sartre). Ils ont le même cerveau que nous, et comme tout cerveau humain, le leur a besoin de croire à un ensemble de propositions qui circonscrivent une réalité social-historique dans laquelle il a baigné. Ne pas croire en la victoire de l’Ukraine (malgré de solides arguments en faveur de l’inéluctabilité d’une défaite, qui devraient au moins inviter à davantage de circonspection), ne pas prendre la défense de l’Ukraine et rester neutre, voilà qui serait mettre à bas tout l’échafaudage de croyances quasi invisible et inconscient qui constitue la représentation du monde de ces journaux : la foi en la supériorité du « monde libre » sur les pays aux régimes totalitaires et autoritaires, la foi dans le libéralisme et les droits de l’homme, etc.). Je ne fais pas de relativisme, et ne conteste pas le droit de croire en ces valeurs, ni même l’utilité de ce que Julien Freund lui-même (pourtant peu enclin à croire dans l’idéalisme en matière politique, quoiqu’il fit preuve d’un courage exceptionnel en prenant volontairement la place d’un père de famille nombreuse pris en otage par les allemands, et qu’il fut un résistant antinazi à l’âge de 19 ans) nomme « le règne des fins » : les valeurs ultimes que l’homme se propose d’accomplir par son activité individuelle ou bien par l’action des collectivités et des groupements en vue de donner un sens à la vie et à l’histoire. » (L’essence du politique, Sirey, 1990, p. 695). Je veux seulement souligner que nous adhérons à une propagande parce que nous partageons déjà avec elle un certain nombre de présupposés, ou valeurs. En ce sens, précis, une fin peut être le bonheur, la liberté, le bien, la justice… Ces fins ont un usage régulateur, mais elles sont extra-politiques et demeurent des projets (parfois des utopies). De glissement en glissement, elles deviennent de simples justifications. Freund parle sévèrement de cet « arsenal des justifications » : « la pensée médiocre cherche un refuge dans les justifications par les fins. » (ibid, p. 701). Pour relier ce que dit Freund à HA, disons que la propagande, le mensonge, la falsification, la dissimulation que nous rencontrons souvent en politique, s’appuient sur cet « arsenal de justifications ». Freund écrit : La vérité est qu’un parti multiplie les justifications quand, dans la réalisation de ses objectifs concrets, il est infidèle à sa cause. » (ibid. p. 702) Cela peut s’appliquer aux USA, non seulement pour la guerre du Vietnam, mais aussi pour les guerres suivantes menées en Irak et en Afghanistan. Freund donne ensuite la parole à Nietzsche, qui dit dans un fragment posthume qu’on retrouve dans La volonté de puissance : « Quand les fins sont grandes, l’humanité use d’une autre mesure et ne juge plus le « crime » comme tel, usât-il des plus effroyables moyens. » C’est ce qui se passa dans l’esprit (ou « dans le cerveau ») des propagandistes du Pentagone. Des crimes furent dissimulés, d’autres qui ne purent l’être furent peu poursuivis et punis, parce que les fins visées étaient jugées nobles. Si on peut se placer aux côtés d’HA pour dénoncer ces pratiques, souvent le fait d’États et d’organismes plus ou moins secrets à leur service (aux USA, principalement la CIA et la NSA), il est souhaitable de se montrer un peu plus méfiant qu’elle en ce qui concerne le comportement des médias (en particulier sur l’Internet), du journalisme en général et de sa volonté de rechercher la vérité. Et il est plus important encore de de se montrer sceptique quant à la réalité du pouvoir lui-même.

Conclusion

Terminons sur une citation de Kissinger, diplomate américain, ancien secrétaire d’État, ce qu’on appelle ministre des affaires étrangères (un des rares à promouvoir en ce moment des négociations entre l’Ukraine et la Russie) : « Ce n’est pas une question de ce qui est vrai qui compte, mais une question de ce qui est perçu comme vrai« . Il dévoile ici une vérité de toute politique. Nietzsche l’a précédé, sans le cynisme de Kissinger :  » Peu importe que quelque chose soit vrai, pourvu que cela fasse de l’effet. » (La volonté de puissance, § 119, Le livre de poche, 1991 ; souligné par l’auteur). C’est ce que Bouveresse appelle « principe de Talma » à partir d’une lecture d’un passage de Nietzsche :  » Être comédien, c’est savoir cette vérité qu’ignore le commun des mortels : pour qu’une chose semble vraie, il ne faut pas qu’elle soit vraie« . (Le cas Wagner, §8, Idées Gallimard, 1974, p. 50). Bouveresse donne une autre traduction, plus précise (« On est comédien lorsqu’on a sur le reste de l’humanité un avantage : c’est de s’être rendu compte que ce qui doit agir comme vrai ne doit pas être vrai » dans son livre Les foudres de Nietzsche (Éd. Hors d’atteinte, 2021, p. 13). Trois pages plus loin, Bouveresse ajoute : « Il semble y avoir (…) bel et bien chez l’être humain une volonté de ne pas savoir : une volonté extrêmement résolue et efficace de se protéger par l’ignorance contre la vérité, dans tous les cas où celle-ci risque d’être une cause de souffrance difficile voire impossible à accepter. » (ibid. p. 16) Cette vérité, dont parlent Nietzsche et Bouveresse, n’ont rien à voir avec des révélations du type Pentagon Papers, mais plutôt avec des révélations comme celle donnée plus haut par Marin et Rosset au sujet de l’inexistence du pouvoir. C’est le militant qui conteste un pouvoir qu’il croit réel qui souffrira davantage en lisant cette conclusion qu’en apprenant, par exemple, l’existence d’une gigantesque corruption au sein de l’État français, pseudo-révélation qui ne pourra que le satisfaire, tout comme des écologistes manifestèrent leur satisfaction en apprenant la catastrophe de Tchernobyl en 1986 (« on vous l’avait bien dit ») : j’avais alors 26 ans et j’ai entendu à plusieurs reprises ce discours surprenant pour qui a un soupçon de bon sens ; ce fut dit en privé, car ces écologistes, et surtout leurs élus, n’osèrent pas montrer cette joie malsaine (les estimations du nombre de morts vont de 200 à un million, mais même pour 200 morts on ne se réjouit pas) en public. « Opinions publiques, veuleries privées » (Nietzsche, Humain trop humain, I, § 482, in Oeuvres philosophiques complètes, tome III, p. 265). Voici, dans un article (de grande qualité) de Brigitte Krulic, un commentaire de cette formule : « La transposition dans le domaine politique de la doctrine des « droits égaux » aboutit, selon Nietzsche, aux aberrations de la « petite politique » : « l’obligation pour chacun de lire son journal au petit déjeuner », couplée à « l’imbécillité parlementaire » et la domination des « hommes inférieurs » liée au suffrage universel consacrent le règne de l’opinion publique« .

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